Les contes pour enfant du monde

Un verre de pomme de nuit



Cela faisait plus de deux heures que la pluie tombait sans discontinuer. Et nous étions bien contents de pouvoir rester au chaud à la maison, à écouter grand-mère. C'était devenu comme un rituel entre nous : dès qu'il se mettait à pleuvoir, nous avions droit à une histoire. Nous ? C'est moi, Nicolas, 11 ans, et mes deux soeurs Anne et Emma, les jumelles de 9 ans.
Pour cette raison, depuis qu'on est bébé, on en vient presque à espérer la pluie : dès les premières gouttes on se précipite dans la chambre de Mouna, notre grand-mère, pour réclamer notre récit. Mais afin de ne pas banaliser l'évènement, elle commence toujours par scruter le ciel à la fenêtre : pas question d'entamer une longue épopée s'il s'agit d'une simple ondée. Seules les averses les plus fournies sont dignes d'accompagner ses séances romanesques. Et aujourd'hui, les cieux sont avec nous. L'horizon est bouché, les nuages sont épais et bien noirs tandis qu'ils laissent échapper des trombes d'eaux. Un véritable déluge, un vrai temps à histoires !

Et celle de cet après-midi est particulièrement réussie : Mouna nous raconte comment Ali, un jeune vizir, va essayer de déjouer le complot qui se prépare contre le gentil pharaon Fenek II. Celui-ci a décidé de consacrer une part importante du budget de son pays à la construction d'un réseau d'hôpitaux. Mais certains de ses conseillers préféraient que l'argent soit utilisé pour renforcer l'arsenal militaire. Et ils semblent prêts à employer la force pour arriver à leur fin. Quitte même à prendre le pouvoir en enlevant Fenek II.

Averti du péril qui guette son souverain, Ali va tenter de faire échouer la manoeuvre. Et voilà deux bonnes heures que nous étions lancés avec Mouna dans les méandres de cette aventure orientale. Elle ne nous épargnait aucun détails : les couleurs des maisons, les odeurs des épices, le jasmin qui embaument les moindres recoins.

En moins de deux, nous avions quitté la grisaille de la région parisienne pour nous retrouver dans les ruelles d'une capitale lointaine, écrasée de soleil, à la veille d'un coup d'état aux conséquences dramatiques. Les jumelles n'en perdaient pas une miette : chacune agrippée à un pied de Mouna, elles buvaient ses paroles. Moi, en retrait sur le canapé, je serrais fort le coussin entre mes bras, à chaque sursaut du récit. Etant l'aîné, je me devais de sauver les apparences. Mais la fermeté avec laquelle je triturais ce pauvre oreiller devait trahir mes sentiments : j'étais pétrifié à l'idée que le complot aboutisse et qu'il arrive malheur à Ali.

Celui-ci était dans une fâcheuse posture : l'un des conspirateurs, le cruel Youssouf, s'étant mis en tête de l'enlever pour l'abandonner ensuite dans le désert. Echappées dans la nuit, échanges de coups de feu et pièges multiples : tous les coups semblaient permis pour ravir le pouvoir au bon Fenek II.

A ce stade du récit, bien malin qui aurait pu en prédire le dénouement. Difficile de savoir quel clan allait finalement l'emporter. Et c'est pourtant cet instant précis que choisit Mouna pour interrompre son histoire. Ne perdant pas une minute à contempler nos mines hébétées et n'accordant aucune attention à nos questions concernant l'avenir du royaume d'Orient, elle se dirige à grands pas vers la porte d'entrée.

Intrigués, nous décidons de la suivre. "Prenez vos manteaux et chaussez vos bottes. Il n' y a pas une minute à perdre" nous ordonna-t-elle. Un peu surpris par ce ton directif et guère tentés par l'idée de quitter la chaleur douillette de la maison, mes deux soeurs et moi-même avions du mal à avoir l'air enthousiastes. "La pluie vient de cesser, et si nous ne faisons pas attention, il sera bientôt trop tard" s'exclama notre grand-mère qui était maintenant équipée des pieds à la tête pour sortir. "Trop tard, mais pour quoi faire ?" interrogea Emma, qui réussissait l'exploit de sucer son pouce, de mâchouiller les oreilles de sa peluche fétiche tout en questionnant sa chère Mouna.

"Il ne pleut plus depuis déjà quelques minutes. Et si l'on veut récolter des pommes de pluie en nombre suffisant, il ne faut pas perdre de temps. Nous en aurons besoin pour ce soir". Et Mouna de commencer à placer un bonnet sur chacune de nos têtes, en poursuivant ses explications. "Dans notre région, l'eau de pluie a des vertus particulières. Une fois qu'elle se dépose sur les fruits qui sont encore sur les arbres, elle les dote de qualités très spéciales. Chez nous, celui qui boit du jus fabriqué avec des pommes qui viennent tout juste de recevoir une ondée a le privilège de faire de très beaux rêves. Dont il se souviendra très longtemps". A peine avait-elle fini sa phrase que nous étions parfaitement équipés pour sortir faire notre collecte.

Armés tous les quatre de paniers en osier, nous sommes alors partis dans le fond du jardin, où se trouve le verger. Là-bas, des dizaines de pommiers, avec leurs feuilles ruisselantes d'eau de pluie, semblaient nous tendre les bras. Avec au bout de chacun d'eux, des dizaines de pommes que les gouttelettes faisaient briller. A gauche, à droite, nous ramassions les précieux fruits. La récolte fut tellement abondante que nous avions du mal à soulever les paniers. Et leur transport jusqu'à la maison tourna à l'épreuve de force.

Une fois ces trésors mis à l'abri, l'heure du bain avait sonné depuis une bonne demi-heure. Et Mouna nous incita à accélérer le mouvement afin de combler notre retard. Moralité, la salle de bain fut cette fois, peut être un peu plus que de coutume, transformée en piscine. Dans notre précipitation à nous laver et à sortir de la baignoire, nous avons presque causé une inondation. Nous avions hâte de dîner et de boire notre rasade de pommes de pluie.

Mouna profita de notre énergie débordante pour nous demander de ranger nos chambres : comme elle disait, au moins que notre état d'excitation serve à quelque chose d'utile !
Et nous voilà astiquant les meubles, rassemblant les poupées et les peluches ou cherchant à quatre pattes sous la commode la dernière pièce de notre puzzle favori. Nous ne ménagions pas nos efforts pour déguster au plus vite le fameux breuvage. Dernière étape à franchir : mettre la table pour le dîner. En nous y mettant tous les trois, cela fut fait en moins de dix minutes, et toujours à un rythme d'enfer. Chambres rangées, table débarrassée et cheveux lavés : toutes les conditions semblaient maintenant réunies. Même si après toutes ces activités, Emma, Anne et moi avions quelque difficultés à garder les yeux ouverts.

C'est bien simple : nous tombions de fatigue. Et finalement c'est presque à la demande insistante de Mouna que nous avons avalé notre verre de jus de pommes de pluie. Un délice ! Même si à la minute, nous étions surtout intéressés par rejoindre nos oreillers moelleux. Deux baisers qui claquent sur les jouent de Mouna et nous filons sans attendre en direction de notre chambre, déjà à moitié emportés par le sommeil. Et foi de Nicolas, je n'ai eu aucun mal à m'endormir. A peine allongé, je me promenais déjà dans une forêt parfumée dans laquelle je retrouvais Ali et ses amis.

Seul mon réveil-matin programmé pour sept heures réussit à interrompre le fil de mes rêves. Au-dessus de moi, je découvris alors le sourire resplendissant de Mouna. Qui après m'avoir embrassé, s'écria : "rien de tel que quelques efforts physiques et un bon jus de pommes de pluie pour passer une bonne nuit, n'est-ce pas ?". Et les jumelles Anne et Emma de sauter dans le lit en me chatouillant en guise de réponse.





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