Les contes pour enfant du monde

Don juan



Un bruit assourdissant, le cri répété : « Le théâtre commence ! » me tirèrent du doux sommeil dans lequel j’étais tombé. Les basses murmuraient de concert, - un coup de timbales, - un accord de trompettes, un ut échappé lentement d’un hautbois, - les violons qui s’accordent : je me frotte les yeux. Le diable se serait-il joué de moi dans mon enivrement ? Non, je me trouve dans la chambre de l’hôtel où je suis descendu hier, à demi-rompu. Précisément au-dessus de mon nez, pend le cordon rouge de la sonnette. Je le tire avec violence. Un garçon paraît.
Mais, au nom du ciel, que signifie cette musique confuse, si près de moi ? va-t-on donner un concert dans la maison ?
Votre Excellence (j’avais bu du vin de Champagne à la table d’hôte), Votre Excellence, ne sait peut-être pas que cet hôtel touche au théâtre ? Cette porte tapissée conduit à un petit corridor, d’où l’on entre dans la loge n° 23 : c’est la loge des étrangers.
Comment ? la loge des étrangers ?
Oui, une petite loge qui ne contient que deux personnes, trois au plus ; elle est réservée aux gens de distinction, tout proche du théâtre, grillée et tapissée de vert. S’il plaisait à Votre Excellence... on donne aujourd’hui Don Juan, du célèbre Mozart. Le prix de la place est d’un écu et de huit gros ; nous le mettrons sur le compte. Il prononça ces derniers mots en ouvrant déjà la porte de la loge, tant, au seul nom de Don Juan, je m’étais empressé de me précipiter dans le corridor par la porte tapissée. La salle était vaste, décorée avec goût et éclairée d’une façon brillante ; les loges et le parterre étaient chargés de monde. Les premiers accords de l’ouverture me convainquirent que l’orchestre était excellent ; et si les chanteurs le secondaient quelque peu, je devais m’attendre à toutes les jouissances que me promettait le chef-d’oeuvre. - Dans l’andante, l’effroi du terrible et souterrain regno all pianto s’empara de moi ; l’horreur pénétra dans mon âme. La joyeuse fanfare, placée à la septième mesure de l’allégro, résonna comme les cris de plaisir d’un criminel ; je crus voir des démons menaçants sortir de la nuit profonde, puis des figures animées par la gaieté danser avec ivresse sur la mince surface d’un abîme sans fond. Le conflit de la nature humaine, avec les puissances inconnues qui la circonviennent pour la détruire, s’offrit clairement à mon esprit : enfin, la tempête s’apaisa, et le rideau fut levé. Gelé et malcontent sous son manteau, Léporello s’avance vers le pavillon, par la nuit noire, et commence : Notte e giorno fatigar. - Ainsi de l’italien, me dis-je : Ah ! che piacere ! Je vais donc entendre tous les airs, tous les récitatifs tels que le grand maître les a reçus dans son esprit, et tels qu’il nous les a transmis ! - Don Juan se précipite sur la scène, et derrière lui dona Anna, retenant le coupable par son manteau. Quel aspect ! Elle eût pu être plus légère, plus élancée, plus majestueuse dans sa démarche ; mais, quelle tête ! des yeux d’où s’échappent, comme d’un point électrique, l’amour, la haine, la colère, le désespoir ; des cheveux dont les anneaux flottants volent sur le cou d’un cygne ; ce blanc négligé, qui recouvre et trahit à la fois des charmes qu’on ne vit jamais sans danger. Encore soulevé par l’émotion, son sein s’abaisse et s’élève violemment. Et quelle voix ! écoutez-la chanter : Non sperar se non m’uccidi. - A travers le tumulte des instruments s’échappent, comme par éclairs, les accents infernaux ; en vain Don Juan cherche à se débarrasser. Le veut-il donc ? pourquoi ne repousse-t-il pas d’une main puissante cette faible femme ? pourquoi ne prend-il pas la fuite ? Le crime qu’il vient de commettre a-t-il brisé ses forces, ou le combat que se livrent en lui l’amour et la haine, lui ravit-il son courage ? Le vieux père a payé de sa vie la folie qu’il a commise de combattre dans le nuit ce terrible adversaire. Don Juan et Léporello s’avancent ensemble sur le devant de la scène. Don Juan se débarrasse de son manteau, et reste en costume de satin rouge richement brodé ; une noble et vigoureuse stature ! Son visage est mâle, ses yeux perçants, ses lèvres mollement arrondies ; le singulier jeu des muscles de son front lui donne une expression diabolique, qui excite une légère terreur sans affaiblir la beauté de ses traits ; on dirait qu’il peut exercer la magie de la fascination ; il semble que les femmes, dès qu’elles ont subi son regard, ne puissent plus s’en détacher, et soient contraintes d’accomplir elles-mêmes leur perdition. - Long et fluet, couvert d’une veste rayée de rouge et de blanc, d’un petit manteau gris, d’un chapeau blanc à plumes rouges, Léporello arpente le plancher ; les traits de son visage offrent un singulier mélange de bonhomie, de finesse, d’ironie et de jovialité : on voit que le vieux coquin mérite d’être le serviteur et le complice de Don Juan. Ils ont heureusement escaladé le mur, ils ont pris la fuite. - Des flambeaux. Dona Anna et Don Ottavio paraissent : un petit homme paré, maniéré, léché, de vingt et un ans au plus. Comme fiancé d’Anna, il demeure sans doute dans la maison, pour qu’on ait pu l’appeler si promptement : il a entendu le bruit tout d’abord, et il aurait pu accourir, et peut-être sauver le père ; mais il fallait auparavant qu’il se parât, et le beau jeune homme craint peut-être la froideur de la nuit. - « Ma qual mai s’offre, o Dei, spectacolo funeste agli occhi miei ! » Il y a plus que du désespoir sur cet effroyable attentat, dans les accents de ce duo et de ce récitatif. La maigre Dona Elvira, portant encore les traces d’une grande beauté, mais d’une beauté flétrie, vient se plaindre du traître Don Juan, et le compatissant Léporello remarquait fort ingénieusement qu’elle parlait comme un livre, parla come un libre stampato, lorsque je crus entendre quelqu’un derrière moi. On pouvait facilement avoir ouvert la porte de la loge, et s’être placé dans le fond. Cela me chagrina singulièrement. Je m’étais trouvé si heureux d’être seul dans cette loge, de pouvoir entendre, sans être troublé, le divin chef-d’oeuvre si bien représenté ; de me laisser saisir par toutes les impressions qu’il porte, et de m’abandonner à moi-même ! Un seul mot, un mot absurde, m’eût douloureusement arraché à mon enthousiasme ! Je résolus de ne faire aucune attention à mon voisin, et tout adonné à la représentation, d’éviter chaque mot, chaque regard. La tête appuyée sur ma main, tournant le dos à mon compagnon, je dirigeai mes yeux vers la scène. Tout y répondait à l’excellence du début. La petite Zerlina, vive et amoureuse, consolait par des traits charmants le pauvre sot de Mazetto. Don Juan épanchait son mépris pour ses semblables, dont il ne faisait que des instruments de plaisir, dans l’air brusque et coupé Fin ch’han dalvino. Le jeu de ses muscles exprimait admirablement sa pensée. Les masques parurent. Leur trio était une prière qui montait en accords purs vers le ciel. Le fond du théâtre s’ouvrit. La joie éclata : le choc des verres retentit ; les paysans et tous les masques que la fête de Don Juan avait attirés, dansaient et formaient des groupes animés. - Les trois masques conjurés pour la vengeance s’avancèrent. Tout devint solennel ; puis on se remit à danser jusqu’au moment où Zerlina est sauvée, et où Don Juan s’avance courageusement, l’épée haute, au-devant de son ennemi. Il fait sauter l’épée des mains de son rival, et se fraie un chemin à travers la multitude qu’il met en désordre. Déjà depuis longtemps, je croyais entendre derrière moi une haleine fraîche et voluptueuse, et comme le frôlement d’une robe de soie : je soupçonnais la présence d’un être féminin ; mais, entièrement plongé dans le monde poétique que m’ouvrait l’harmonie, je ne me laissai pas distraire de mes rêves. Quand le rideau se fut abaissé, je me retournai. - Non, il n’est pas de paroles pour exprimer mon étonnement : Dona Anna, entièrement habillée comme je l’avais vue sur le théâtre, se trouvait là et dirigeait sur moi son regard plein d’âme et d’expression ! Je restai sans voix, la contemplant d’un oeil effaré ; sa bouche (à ce qu’il me sembla du moins) forma un sourire ironique et léger, dans lequel je crus voir se réfléchir ma figure stupide. Je sentis la nécessité de lui parler, et cependant la surprise, je dirai presque l’effroi, appesantissaient ma langue et la rendaient immobile. Enfin, ces mots s’échappèrent involontairement : Comment se fait-il, madame, que je vous voie ici ? - Elle me répondit dans le plus pur toscan, que si je ne comprenais pas l’italien, elle se verrait privée du plaisir de causer avec moi, car elle n’entendait et ne parlait que cette langue. Ses mots étaient pleins de douceur et résonnaient comme du chant. En parlant, l’expression de ses yeux, d’un bleu foncé, prenait plus de force, et chaque regard qui s’en échappait faisait battre toutes mes artères. C’était Dona Anna, sans nul doute. Il ne me vint pas à la pensée de discuter la possibilité de sa double présence dans la salle et sur la scène !. Avec quel plaisir je rapporterais ici l’entretien qui eut lieu entre la signora et moi ; mais en traduisant, chaque mot me semble trop raide et trop pâle, chaque phrase trop alourdie, pour rendre la grâce et la légèreté de l’idiome toscan. Tandis qu’elle parlait de Don Juan et de son rôle, il me semblait que tous les trésors secrets de ce chef-d’oeuvre s’ouvraient à moi, et que je pénétrais pour la première fois dans un monde étranger. Elle me dit que la musique était sa vie entière, et que souvent elle croyait comprendre, en chantant, mainte chose qui gisait ignoré en son coeur. - Oui, je comprends tout alors, dit-elle, l’oeil étincelant et la voix animée ; mais tout reste froid et mort autour de moi ; et lorsqu’au lieu de me sentir, de me deviner, on m’applaudit pour une roulade difficile ou pour une fioritura agréable, il me semble qu’une main de fer vienne comprimer mon coeur ! - Mais vous, vous me comprenez, car je sais que l’empire de l’imagination et du merveilleux, où se trouvent les sensations célestes, vous est ouvert aussi ! - Quoi ! femme divine ! ... tu... vous connaissez ?... Elle sourit et prononça mon nom. La clochette du théâtre retentit : une pâleur rapide décolora le visage dépouillé de fard de dona Anna, elle porta sa main à son coeur comme si elle eût éprouvé une douleur subite, et disant d’une voix éteinte : « Pauvre Anna, voici tes moments les plus terribles ! » Elle disparut de la loge. Le premier acte m’avait ravi, mais après ce merveilleux incident, la musique opéra sur moi un effet bien autrement puissant. C’était comme l’accomplissement longtemps attendu de mes plus doux rêves, comme la réalisation de mes pressentiments les plus secrets. Dans la scène de dona Anna, je me sentis soulevé par une voluptueuse atmosphère qui me balançait légèrement ; mes yeux se fermaient malgré moi, et j’éprouvais comme la sensation d’un baiser sur mes lèvres, mais ce baiser avait toute la ténuité et la durée du son le plus harmonieux. - Le final : « Gia la mensa è preparata ! » s’exécuta avec la gaieté la plus désordonnée. Don Juan était assis et caquetait entre les deux jeunes filles, faisant sauter les bouchons les uns après les autres, et donnant libre issue aux esprits impétueux qui frémissaient de leur joug. C’était dans une chambre peu profonde, terminée par une haute fenêtre gothique, à travers laquelle on apercevait la nuit. Déjà, tandis qu’Elvire rappelait à l’infidèle tous ses serments, on voyait les éclairs traverser le ciel, et on entendait l’approche sourde de l’orage. Enfin on frappa violemment. Elvire ! les jeunes filles s’enfuirent, et, au milieu des accords effroyables des esprits infernaux, s’avança le colosse de pierre, auprès duquel don Juan semblait un pygmée. Le sol tremblait sous les pas tonnants du géant. - Don Juan prononce à travers la tempête, le tonnerre et les affreux hurlements des démons, son terrible no ! et l’heure de l’anéantissement est arrivée. La statue disparaît, une épaisse vapeur remplit la salle, elle se dissipe et laisse voir des figures effroyables ; don Juan se démène au milieu des tourments de l’enfer, et on ne l’aperçoit plus que de temps en temps parmi les démons. Une explosion effrayante a lieu tout à coup. Don Juan, les démons ont disparu, on ignore comment. Léporello est étendu sans mouvement dans le coin de la salle. - Que de bien fait l’apparition des autres personnages qui cherchent, inutilement, don Juan ! Il semble qu’on vienne d’échapper à la puissance des divinités infernales. Dona Anna parut alors ; qu’elle était changée ! une pâleur mortelle couvrait son visage, son oeil était éteint, sa voix tremblante et inégale ; mais dans le petit duo avec le doux fiancé qui veut faire la noce aussitôt que le ciel l’a affranchi du dangereux métier de vengeur, elle ne fut que plus ravissante. Le choeur avait consommé l’oeuvre par une franche exécution, et je courus, dans la disposition la plus exaltée où je me fusse jamais trouvé, me renfermer dans ma chambre. On ne tarda pas à m’appeler pour souper à table d’hôte, et je m’y rendis machinalement. La société était nombreuse, et la représentation de don Juan fut le sujet de la conversation. On vanta généralement les Italiens et le prestige de leur jeu ; mais de petites observations sarcastiques, jetées çà et là, me prouvèrent qu’aucun des assistants ne soupçonnait même l’intention profonde de l’opéra des opéras. - Don Ottavio avait beaucoup plu. Dona Anna s’était montrée trop passionnée. On devait, disait quelqu’un, se modérer sur la scène pour éviter de frapper trop vivement. Ce quelqu’un-là prit une prise de tabac, et approuva grandement son voisin qui assura que l’italienne était au reste une très belle femme, mais trop peu soigneuse de sa toilette ; car dans sa grande scène, sa coiffure s’était dérangée et avait nui à l’air de son visage. Un autre se mit à fredonner l’air fin : ch’han dal vino, et une dame remarqua que don Juan était trop sombre, et qu’il ne savait pas se donner un air évaporé. - Au reste, on vanta beaucoup l’explosion de la fin. Las de tout ce bavardage, je m’enfuis dans ma chambre.

De la loge n° 23.

Je me sentais à l’étroit, j’étouffais dans cette triste chambre d’auberge. Vers minuit, je crus entendre du bruit près de la porte tapissée. - Qui m’empêche de visiter encore une fois le lieu de cette singulière aventure ? Peut-être la reverrai-je encore ! Il m’est facile d’y porter cette petite table, deux bougies, ce pupitre. J’y cours. Le garçon vient m’apporter le punch que j’ai demandé ; il trouve ma chambre vide, la petite porte ouverte ; il me suit dans ma loge, et me lance un regard équivoque. A un signe que je lui fais, il pose le bol sur la table et s’éloigne, tout en se retournant encore vers moi, une question sur les lèvres. J’appuie mes deux coudes sur le bord de la loge, et je contemple la salle déserte, dont l’architecture magiquement éclairée par mes deux lumières se projette bizarrement en reflets merveilleux. Le vent, qui pénètre à travers les portes entrouvertes, agite le rideau. - S’il se levait ! Si Dona Anna venait encore m’apparaître ! - Dona Anna ! m’écriai-je involontairement. Mon cri se perdit dans l’espace vide, mais il réveilla les esprits des instruments de l’orchestre. - Il en sortit un accent faible et singulier, comme s’ils eussent murmuré ce nom chéri. Je ne pus me défendre d’une terreur secrète, mais qui n’était pas dépourvue de charme. Maintenant, je suis plus maître de mes sensations, et je me sens en état, mon cher Théodore, de t’indiquer ce que j’ai cru saisir dans l’admirable composition de ce divin maître. - Le poète seul comprend le poète ; les âmes qui ont reçu la consécration dans le temple devinent seules ce qui reste ignoré des profanes. - Si l’on considère le poème de don Juan sans y chercher une pensée plus profonde, si l’on ne s’attache qu’à la fable qui en fait le sujet, on doit à peine comprendre que Mozart ait pensé et composé sur ce motif une semblable musique. Un bon vivant qui aime outre mesure le vin et les filles, qui invite follement à sa table la statue de pierre d’un vieil homme qu’il a tué en défendant sa propre vie ? - En vérité, il n’y a pas là beaucoup de poésie, et il faut en convenir, un tel homme ne vaut guère la peine que prennent les puissances infernales de monter sur la terre pour venir se l’approprier ; il ne mérite pas qu’une statue prenne une âme et descende tout exprès de son cheval de marbre dans le dessein de l’avertir de la colère du ciel ; enfin, que la foudre gronde et qu’elle éclate en sa faveur. - Tu peux me croire, Théodore : la nature pourvut don Juan, comme le plus cher de ses enfants, de tout ce qui élève l’homme au-dessus de la foule commune, condamnée à souffrir et à travailler ; elle lui prodigua tous les dons qui rapprochent l’humanité de l’essence divine ; elle le destina à briller, à vaincre, à dominer. Elle anima d’une organisation magnifique ce corps vigoureux et accompli ; elle fit tomber dans cette poitrine une étincelle de ce feu qui réchauffe d’idées célestes ; il eut une âme profonde, une intelligence vive et rapide. - Mais c’est une suite effroyable de notre origine que l’ennemi de notre race ait conservé la puissance de consumer l’homme par l’homme lui-même, en lui donnant le désir de l’infini, la soif de ce qu’il ne peut atteindre. Ce conflit du Dieu et du démon, c’est la lutte de la vie morale et de la vie matérielle. - Les désirs qu’enfantait la puissante organisation de don Juan l’enivrèrent, et une ardeur incessamment entretenue fit bouillonner son sang, et le porta sans cesse vers les plaisirs sensuels, avec l’espoir d’y trouver une satisfaction qu’il chercha en vain. Il n’est rien sur la terre qui élève plus l’homme dans sa plus intime pensée que l’amour ; c’est l’amour dont l’influence immense et mystérieuse éclaire notre coeur et y porte à la fois le bonheur et la confusion. Peut-on s’étonner que don Juan ait espéré d’apaiser par l’amour les désirs qui déchirent son sein, et que là le démon ait tendu son piège ? C’est lui qui inspira à don Juan la pensée que par l’amour, par la jouissance des femmes, on peut déjà accomplir sur la terre les promesses célestes que nous portons écrites au fond de notre âme, désir infini qui nous apparente, dès notre premier jour, avec le ciel. Volant sans relâche de beauté en beauté, jouissant de leurs charmes jusqu’à satiété, jusqu’à l’ivresse la plus accablante ; se croyant sans cesse trompé dans son choix, espérant atteindre l’idéal qu’il poursuivait, don Juan se trouva enfin écrasé par les plaisirs de la vie réelle ; et méprisant surtout les hommes, il dut surtout s’irriter contre ces fantômes de volupté qu’il avait si longtemps regardés comme le bien suprême, et qui l’avaient si amèrement trompé. Chaque femme dont il abusait, n’était plus pour lui une joie des sens, mais une insulte audacieuse à la nature humaine et à son créateur. Un profond mépris pour la manière vulgaire d’envisager la vie, au-dessus de laquelle il se sentait élevé ; la gaieté ironique et intarissable qu’il éprouvait à la vue du bonheur, selon les idées bourgeoises ; le dédain que lui inspiraient le calme et la paix de ceux en qui le besoin de remplir les hautes destinées de notre nature divine ne s’est pas fait sentir, le portaient à se faire un jeu cruel de ces créatures douces, humbles et plaintives, à les faire servir de but à son humeur blasée. Chaque fois qu’il enlevait une fiancée chérie, qu’il troublait le repos d’une famille unie, c’était un triomphe remporté sur la nature et sur son Dieu. L’enlèvement d’Anna, avec les circonstances qui l’accompagnent, est la plus haute victoire de ce genre à laquelle il puisse prétendre. Dona Anna est placée en opposition à don Juan, par les hautes perfections qu’elle a également reçues. Comme à don Juan, la beauté du corps et de l’âme lui a été départie ; mais elle a conservé la pureté idéale, et l’enfer ne peut la perdre que sur la terre. Dès que ce mal est accompli, la vengeance doit arriver. Dona Anna était faite pour être l’idéal de don Juan, pour l’arracher à ce désespoir qui lui inspire des ardeurs si funestes ; mais il l’a vue trop tard, et il ne peut accomplir que la pensée diabolique de la perdre. Elle n’est pas sauvée : elle succombe ! car lorsque don Juan apparaît au début de l’action, l’attentat est consommé. Le feu de l’enfer, qui brûle en son âme, a rendu toute résistance inutile. Lui seul, lui, don Juan, pouvait exciter en elle ce voluptueux égarement qui l’a mise dans ses bras. Après sa chute, toutes les suites funestes de sa faute s’accomplissent à la fois. La mort de son père, tué par la main de don Juan, son mariage avec le froid, l’ordinaire, l’efféminé don Ottavio, qu’elle croyait aimer autrefois ; l’amour même qui la dévore, qui a brûlé son sein dès le moment où elle s’est livrée : tout lui fait sentir que la perte de don Juan peut seule lui rendre le repos, mais que ce repos sera la mort pour elle ! Aussi elle excite sans cesse son fiancé glacial à la vengeance ; elle poursuit elle-même le traître, et elle ne recouvre un peu de calme qu’après l’avoir vu en proie aux vengeances éternelles. Seulement elle ne veut pas céder à ce fiancé si avide de noces : lascia, o caro, un anno encora, allo sfogo del cor mio ! Mais elle ne survivra pas à cette année ! Don Ottavio ne verra jamais dans ses bras celle qui a été marquée de l’empreinte brûlante de la passion de don Juan ! Avec quelle vivacité je ressentis toutes ces impressions pendant les accords du premier récitatif et le récit de l’attaque nocturne ! - La scène même de dona Anna dans le second acte : Crudele, qui, considérée superficiellement, semble n’avoir trait qu’à don Ottavio, a des accords secrets qui expriment tous les troubles de son âme ; car que penser de ces mots, jetés peut-être sans dessein par le poète :

Forse un giomo il cielo encora sentirà Pieta di me !

Deux heures sonnent ! - Une commotion électrique me saisit. Je sens les douces vapeurs des parfums italiens qui me firent pressentir hier la présence de ma voisine : un sentiment indéfinissable, que je ne pourrais exprimer que par le chant, s’empare de moi. Le vent s’engouffre avec plus de bruit dans la salle, les cordes du piano de l’orchestre frémissent. - Ciel ! Il me semble entendre, comme dans le lointain, porté sur les sons ailés d’un orchestre vaporeux, la voix d’Anna, qui chante : Non mi dir bell idol mio ! - Ouvre-toi, royaume éloigné et inconnu, patrie des âmes ! paradis plein de charmes, où une douleur céleste et indicible remplit mieux qu’une joie infinie toutes les espérances semées sur la terre ! laisse-moi pénétrer dans le cercle de tes ravissantes apparitions ; puissent les rêves qui tantôt m’inspirent l’effroi, et tantôt se changent en messagers de bonheur, tandis que le sommeil retient mon corps sous des liens de plomb, délivrer mon esprit et le conduire aux plaines éthérées !

CONVERSATION A LA TABLE D’HÔTE

UN HOMME RAISONNABLE, frappant sur le couvercle de sa tabatière.

Il est bien fatal que nous ne puissions entendre de sitôt un opéra bien exécuté ! Mais cela vient de cette maudite exagération.

UN HOMME BASANÉ

Oui, oui ! je l’ai dit assez souvent ! le rôle de dona Anna lui fait toujours mal ! - Hier, elle était comme possédée. On dit que pendant tout l’entracte, elle est restée évanouie, et après la scène du second acte, elle a eu des attaques de nerfs.

UN INSIGNIFIANT

Oh ! contez-moi donc cela ?...

L’HOMMF, BASANÉ

Eh ! sans doute, des attaques de nerfs, et de si terribles, qu’on n’a pas pu l’emporter du théâtre.

MOI

Au nom du ciel ! ces attaques sont-elles dangereuses ? Reverrons-nous bientôt la signora ?

L’HOMME RAISONNABLE, prenant une prise de tabac

Difficilement, car la signora est morte cette nuit, au coup de deux heures.





Conte imprimé sur http://www.contes.biz