« Il avait un je ne sais quoi de frémissant qui trahissait sa
sensibilité restée vive et neuve »
BOURGET
« Où est donc passée cette
sale bête. Tu l’as pas vu toi qui es toujours à traîner dans la cour le nez en
l’air, à rien faire. Tu l’aurais pas laissé partir au moins ? »
La sale bête,
c’était le cochon de Noël que l’on avait acheté minuscule et que l’on avait
engraissé mois après mois pour qu’il soit « fin prêt » pour les fêtes
de fin d’année.
Celui qui était toujours dans la
cour à rêvasser, c’était le dernier né de la famille, un petit bonhomme de sept
ans qui était plus tourmenté par les conciliabules des kikiwis dans le manguier
de la cour que par les préoccupations paternelles.
Dans notre Guyane du bon vivre, ce
jour là, le soleil étincelait dans un ciel de décembre d’un bleu presque sans
tache. Les magasins de Cayenne étaient « enguirlandés » de tous côtés
et leurs vitrines débordaient de futurs cadeaux.
Ça et là, au milieu du marché et
sur les plus larges trottoirs, des sapins majestueux semblaient avoir poussés
en quelques jours, comme par magie.
Notre petit bonhomme était ébahi
devant tant de merveilles. Il trépignait de voir les trains électriques qui
allaient et venaient d’un tunnel à l’autre. Il ouvrait des yeux tout ronds en
face de poupées qui bougeaient toutes seules tête, bras et jambes. Tout aurait
été féerique s’il n’y avait pas eut un couac.
Quand il passa devant la vitrine
d’un boucher, il aperçut les têtes des porcs sacrifiés dont la langue pendait
lamentablement.
Cet affligeant spectacle le
ramena à sa triste réalité. Comme chaque fin d’année, il allait voir son père
tuer son ami d’infortune. Lui qui l’avait nourri, dorloté, cajolé, il allait
être l’impuissant spectateur de sa mise à mort. Maintenant qu’il avait un prénom
et faisait partie de la famille, c’était presque un crime impardonnable.
De l’aiguisage du couteau pointu
au buclage, de l’éviscération au
tranchage de tête, rien ne lui serait épargné. Pour devenir un homme, il devait
être instruit des choses de la vie. C’était la philosophie de la maison.
A cette époque-là, les enfants
étaient confrontés aux travaux en tous genres. Il fallait de la main d’œuvre
obéissante et gratuite, et dès que leur force et leur dextérité le pouvaient,
les filles et les garçons, étaient des « collaborateurs »
privilégiés.
Pour en revenir à notre
« salle bête » de cochon, après le triste spectacle aperçu dans
la boucherie guyanaise. Pour cette fin d’année, notre malicieux timoun décida
de trouver un ingénieux moyen pour épargner une fin atroce à son infortuné
compagnon.
Dans la forêt proche de
l’abattis, le jeune garçon installa l’animal à sacrifier dans un cabanon de
fortune qu’il avait habilement édifié.
L’espiègle gamin était heureux de
pouvoir sauver son pauvre ami mais surtout, il jubilait de jouer un vilain tour
à son père.
Quand au cochon : il semblait enchanté de toute la nouvelle
attention particulière de ce petit maître empressé. On chercha pendant toute
une journée, avec sérieux et aplomb, l'impertinent animal dans les alentours de
la case familiale. Notre petit bonhomme participa même activement aux
recherches.
Mais ce bonheur partagé ne dura
que peu de temps avant que l’inexorable fatalité ne s’en mêla. Comme si, les cochons
de Noël devaient toujours finir ici en jambon où en boudins pour Noël : le
chien de la maison découvrit assez vite la cachette pour que, comme de coutume,
les délicieux plats préparés à partir de notre malheureux suidé finissent en
bonne place, sur la table des fêtes.
Prétextant d’atroces maux de
ventre, notre timoun refusa de manger son ami (même ainsi expertement apprêté).
Sa mère conclut l’histoire en
créole. Elle expliqua avec le sourire :
« Cette année, on a bien faillit être
privé de boudin et de jambon pimenté.
Figurez-vous que notre cochon s’était
installé dans une autre case et que c’est mon petit garçon qui avait joué aux
déménageurs ! ».
Notre petit
« déménageur » débutant comprit ce jour-là, que le monde des adultes
serait bien difficile à accorder à une trop grande sensibilité.